Sans faire de bruit, Robust vient de déposer dans les bacs voici quelques semaines un album officieux de qualité "The Short Necked Giraffe" qui dévoile de nouvelles facettes de la personnalité du emcee encapuchonné. Moins mélancolique, plus offensive que la majorité de "Potholes In Our Molecules", cette mise en bouche laissait augurer de bonnes choses pour ses retrouvailles avec Prolyphic. Surtout que le petit emcee/producteur du Rhode Island a fait du chemin depuis que Robust nous a donné l'occasion de le découvrir sur son premier essai solo. Avec "An Alarm Clock Set For 9:01", Prol' est sorti de l'ombre et a montré qu'il avait dans ses mains de quoi tenir rapidement les premiers rôles. Jeff Kuglich a dû prendre note. En effet, après quelques mois de travail commun, voici que le premier essai des Stick Figures, puisque que c'est le nom de l'union de Robust et Prolyphic, débarque dans les bacs avec le soutien logistique de Galapagos4.
Comme on avait pu le déceler sur leurs précédentes livraisons, Robust et Prolyphic partagent un goût certain pour les ambiances neurasthéniques et les atmosphères brumeuses. Avec leur mal de vivre, leur sensibilité à fleur de peau et leurs doutes existentiels, ces deux-là semblaient prédestinés à travailler ensemble. Tels deux gamins chétifs réfugiés côte à côte au fond de la classe pour mieux cacher leur malaise et éviter de se faire remarquer. Tels deux gamins un peu perdus tentant de dissimuler derrière un masque d'indifférence leurs blessures intimes et leur timidité maladive.
"Always felt out of place / It ain't hard to tell I'm that new kid in school again / Never-been-cool hooligan / Tenth-grade loner / You know that undercover stoner". Alors on ne s'étonnera pas de voir Robust confesser par endroits son goût pour ces paradis artificiels qui lui permettent depuis son enfance de s'échapper d'un quotidien lourd pour trouver l'espace d'un instant un peu de paix intérieure.
Partageant déjà un background commun, les deux Stick Figures ont aussi une vision commune du rap.
"If it's overtechnical, it all becomes ineffective". En conséquence, Robust et Prolyphic se refusent à compliquer inutilement les choses et préfèrent aller droit au but. Exaspérés par le nivellement par le bas et l'uniformisation du marché du disque mais aussi par l'abondance de style de certains emcees qui cachent difficilement la vacuité de leurs propos, les deux compères sont plus que jamais attachés aux idées fortes et aux sons qui frappent en plein cœur. Fidèles à leur ligne de conduite, ils parviennent une nouvelle fois à allier intelligemment tradition et bonnes idées. De facture assez classique, les beats de Prolyphic ont souvent ce petit supplément d'âme qui fait la différence et qui avait déjà permis à son album solo d'être remarqué dans nos pages.
"Concerned with preserving the bump in your speaker". Quelle que soit la cadence (parfois rentre-dedans mais plus volontiers lancinante), les compositions de Prolyphic font hocher la tête, mais en prenant bien soin d'installer des décors finement travaillés.
Echos de cuivres vaporeux, notes de triangle discrètes, pianos caressants, claviers soyeux, fragments de voix enivrants, basses profondes et enveloppantes: les productions distillent un parfum de mystère troublant. On traverse 'I Can Tell' comme sur un nuage, comme dans un film en
slow motion, un long plan séquence baigné dans une lumière crépusculaire au charme envoûtant… Mais tout n'est pas que rêves éveillés. Comme dans la vie, parfois, les sonorités se font plus heurtées, plus brutes, plus déstabilisantes. Au milieu des atmosphères ouatées et enfumées, les rythmiques sont d'ailleurs comme des phares au milieu du brouillard. Des points de repère auxquels se rattachent les flows agiles du duo pour avancer en louvoyant ou en ligne droite vers la côte… Car l'inspiration des deux frères d'armes a clairement un lien de parenté avec la tonalité des beats.
Normal, me direz-vous. Mais si l'introspection et les réflexions acides sur l'état de leurs contemporains restent leurs premières sources d'inspiration (en sus des substances illicites qui stimulent leur imagination), Stick Figures n'hésitent pas à aborder d'autres sujets, plus graves, qui leur tiennent à cœur. A l'instar d'un appel à l'aide divine sur 'Smoke Signals' ou de l'habile parallèle qu'ils dressent (le temps du cinématographique 'Cowboys And Indians') entre l'expropriation et le massacre organisé des Amérindiens dans le passé et l'esclavage économique et la stigmatisation qui frappent aujourd'hui les pauvres partout aux USA.
Mais les deux Stick Figures ne rendent pas pour autant une copie parfaite. En effet, on pourra à juste titre reprocher au duo l'académisme et le systématisme de sa formule de prédilection, la monotonie de certains beats un peu trop linéaires ('King of the Mountain' au hasard), ou encore un discours somme toute assez convenu… Cependant, on reconnaîtra qu'il en va ainsi de nombre de leurs contemporains. Et si Robust et Prolyphic ne gagneront pas forcément de nouveaux adeptes avec cette nouvelle aventure, ils parviennent quand même à tirer leur épingle du jeu grâce à un savoir-faire évident. Grâce à cette maîtrise des fondamentaux qui leur permet d'échapper aux stéréotypes et d'utiliser des recettes bien connues tout en évitant que le menu ait une désagréable saveur de réchauffé. Ce n'est pas pour rien si les mots semblent couler de source et si même des sujets aussi bateaux que les groupies ou la relation des artistes underground avec l'argent sont traités avec justesse.
Il faut dire qu'avec le naturel qui les caractérise, les deux représentants de la nouvelle génération Galapagos 4 ont le souci de ne pas s'arrêter aux apparences, d'aller fouiller plus loin que la surface. Leur ode au crate-digging participe de cette curiosité intellectuelle… et on ne s'étonnera pas qu'elle sorte du lot. Dès les premières mesures, on sent que 'Dust Til Dawn' est née sous une bonne étoile, avec sa douce mélopée de piano et son saxophone pete-rockien poussés vers l'avant par une batterie motrice. On plonge donc sans retenue dans les mots d'un Prolyphic qui restitue parfaitement l'enchantement de la découverte et de la résurrection d'un disque oublié ayant survécu comme par magie aux déménagements et aux affres du temps:
"Stuck in this crate / but all it really needs is some love and duct tape / Or just the right break that I can provide / It's got you thinking of the seventies when needles got you high"… La passion viscérale de la musique transpire de chaque syllabe et pourrait presque faire taire nos remontrances précédentes. Presque, mais pas totalement.
Au bout du compte, il reste que Robust et Prolyphic signent un premier jet commun intelligent, honnête mais jamais prétentieux ou moraliste. Un album complet qui parvient au fil des minutes à trouver naturellement son chemin entre professions de foi rapologiques et confessions intimes… Un album qui se nourrit consciemment de ses imperfections et de ses temps morts pour mieux rebondir et nous surprendre agréablement. Malgré ses défauts et ses limites, ce premier opus éponyme frais et simple va à l'essentiel et gagne donc clairement à être entendu. Gageons que dans un futur proche, avec un peu plus de bouteille, Robust et Prolyphic nous réservent encore de bonnes surprises. Keep it simple, stupid!
Cobalt Octobre 2005