Cinq ans qu'on l'attend. Dès la sortie du désormais classique "Masters Of The Universe", le livret clamait fièrement la sortie prochaine du premier album solo de One Man Army. Après la rupture prématurée avec Senim Silla et la reprise en main de Subterraneous Records par One Man Army, chaque nouvelle sortie du label du Michigan continuait d'annoncer cet hypothétique "L.I.F.E.". Pourtant rien ne venait. Et les nostalgiques de Binary Star de désespérer le voir un jour dans les bacs… Pour faire patienter ses adeptes, OMA devenait One Be Lo et se décidait en 2003 à laisser filtrer en quantité limitée l'excellent "The Project F.E.T.U.S.". Présentée comme un prélude, un album officieux avant le grand jeu, cette mise en bouche à base de chutes de studio et d'archives laissait présager du meilleur pour la suite. Une suite qui prend aujourd'hui la forme d'une autre antichambre avant la vie. Après l'apparition du fœtus, le voici en effet échographié sous tous les angles au "S.O.N.O.G.R.A.M.". Cependant, cette nouvelle sortie prend bel et bien les atours d'un premier album officiel: sortie en grande pompe chez Fat Beats, artwork soigné, distribution mondiale, "parental advisory" de rigueur et premier maxi remixé par Pete Rock.
"The Project F.E.T.U.S." avait le goût et la couleur du Binary Star grande époque. La présence aux manettes de la même équipe de production depuis "Waterworld" y était évidemment pour quelque chose. Fidèles au poste et à leurs styles respectifs, Decompoze, Chic Masters et One Man Army remettent le couvert une fois de plus. On ne s'en plaindra pas.
"You're permanently scarred from a Subterraneous cut". Si One Be Lo se montre moins tranchant que par le passé derrière la MPC, les autres Trackezoids peaufinent ainsi la couleur sonore minimaliste qui les a toujours distingué: un boom-bap de qualité à base de boucles chaudes mais abruptes. Un son à la texture rugueuse, des rythmiques compactes, un craquement de vinyles en arrière-plan, des samples nuancés piochés avec discernement dans le jazz ou la soul, quelques changements de direction éphémères... Avec relativement peu d'ingrédients, One Be Lo et ses compères cuisinent une sauce au goût indéniablement familier mais toujours savoureux. Une ligne de contrebasse profonde, un beat dense, quelques scratches bien placés, un soupçon de cuivres et, au choix, un vibraphone, une harpe ou un piano envoûtant: le résultat est là.
Les morceaux se suivent et les ambiances se font changeantes, entre montées d'adrénaline, moments intimistes, passages chaleureux et climat glacial… Si bien que l'album trouve facilement son équilibre et satisfera à ne pas d'en douter les amateurs de sonorités mid-nineties. Et sûrement pas mal d'adeptes de sonorités plus contemporaines. A défaut de proposer des idées réellement innovantes, les Trackezoids assemblent en effet des beats bien ficelés et efficaces tout en parvenant à leur imprimer une touche bien à eux tout au long de l'album. On comprendra d'autant moins les 3 interventions totalement à côté de la plaque de Magestik Legend (notamment un 'sleepwalking' horriblement formaté), qui s'écoutent comme autant de sorties de route dommageables… Passons. Car, au fur et à mesure que les titres défilent (surtout lors d'une seconde moitié de parcours euphorique), on se dit que Decompoze fait probablement partie des beatmakers les plus sous-estimés de sa génération. Tout y est. Aucune faute de goût, une constance bluffante et des productions taillées sur mesure pour le flow délié et naturel de l'ancien frontman de Binary Star.
Sans jamais chercher à ébranler les fondations posées avec Binary Star et Subterraneous, One Be Lo fait son récital avec conviction et talent, en s'appuyant sur une aisance microphonique et un charisme indiscutables. Posant son flow avec un naturel bluffant et sans le moindre faux pas, il fait tomber les syllabes les unes après les autres et le charme magnétique de son phrasé opère comme au premier jour. Egotrips animés, réflexions sur l'écriture et hymnes à la gloire des battles à l'ancienne et des skills pures rappellent à tous que One Be Lo est bien un habitué du Scribble Jam. Mais le limiter à cette étiquette serait réducteur car le natif de Pontiac, MI, se montre un narrateur doué qui injecte beaucoup de substance dans ses rimes. D'une diatribe contre la pensée unique véhiculée par les mass medias ('Propaganda') à une visite guidée dans les zones de non-droit qui pullulent au cœur des Etats-Unis ('Axis' et les violons glaciaux de 'the Ghetto'), en passant par un hommage émouvant (mais sobre) à son meilleur ami victime à 19 ans à peine d'un meurtre gratuit ('Oggie' et son basson prenant), il fustige les schémas auto-destructeurs qui se répètent sans fin dans sa communauté, victime collatérale de l'ultralibéralisme.
"The only playgrounds is vagrant lots and burnt buildings / You gotta feel sorry for the children / How they gonna do their homework / When their homes don't work?". Entre deux commentaires sociaux bien sentis, il revient sur son passé trouble avec honnêteté, sans moralisme, pour mieux évoquer son éveil spirituel et la nouvelle conscience des choses que lui a offert sa découverte de l'islam.
"We're deaf, dumb and blind in this world we live / Cause we don't understand how they're robbin' and killin' us".
Au bout du compte, c'est ce refus de la fatalité, cette envie de sortir les siens de l'engrenage qui se dégagent de "S.O.N.O.G.R.A.M.", mais aussi l'image d'un emcee habité et honnête. Au détour d'une déclaration d'amour originalement teintée de science-fiction ('E.T.'), il laisse transparaître l'homme derrière le masque du leader souterrain. One Be Lo a même rarement été aussi convaincant que lorsqu'il fait le récit d'une passion naissante et radieuse sur le piano étincelant et les cuivres chatoyants du sublime 'True Love'. Si ce n'est peut-être sur l'introspectif 'Evil of Self'. Avec son beat sombre aux multiples tonalités, parsemé de mouvements de claviers drapés d'un parfum de mystères, ce brillant exercice de style sort clairement du lot. Jouant sur les concepts et sur les mots, One Be Lo y dissèque les démons et les tentations inavouables qui nous animent parfois dans nos moments de faiblesse; nous tirant alors vers le gouffre. Rien de bien neuf sous le soleil, me direz-vous. Si ce n'est des productions solides, une volée de bonnes phases et des textes ciselés dans la roche.
Alors, oui, One Be Lo a été trop gourmand en proposant un album de 79 minutes rempli à ras bord et en oubliant de faire un peu le tri dans l'abondance de productions de ses acolytes. Mais s'il y a des hauts et des bas sur la route, l'impression qui se dégage après plusieurs écoutes est nettement positive. A défaut de susciter un enthousiasme débordant ou de bousculer l'ordre établi, "S.O.N.O.G.R.A.M." prouve à tous ceux qui en doutaient que One Be Lo a su bien négocier la rupture à Senim Silla pour s'affirmer comme un artiste solo à part entière. Avec cet album complet, efficace et bien produit, il marque à nouveau des points et Subterraneous réaffirme sa position à part dans l'underground actuel. Pour One Be Lo, la métaphore filée continue plutôt bien. Reste à espérer qu'à force de préliminaires successifs, "L.I.F.E." ne connaisse pas le même destin que la fameuse cure du Rzarector.
Cobalt Mars 2005