Après un bref regain de forme (l'espace de "Clayborne Family" et "Diesel Truckers") et quelques bonnes résolutions de façade, il n'aura donc pas fallu beaucoup de temps à Kool Keith pour retomber dans les travers qui plombent régulièrement sa discographie depuis le début du millénaire. Avec un "Nogatco Rd" anesthésiant (aussi insignifiant que les autres sorties Insomniac) et un "The Return of Dr. Octagon" franchement mauvais, soient deux disques qui tentaient plus que maladroitement de ressusciter le fantôme du mythique "Dr. Octagonecologyst", autant dire que la cuvée 2006 aura jusqu'ici laissé un goût de piquette bon marché sur les papilles des adeptes de l'ultramagnétique emcee.
Certes, et ce n'est pas une nouveauté, la carrière de Keith fonctionne sur un courant plus qu'alternatif depuis "Matthew". Mais comme Keith a toujours eu pour lui un flow sans égal et des idées à revendre, on avait souvent envie de fermer les yeux sur la faiblesse chronique des productions qu'il sélectionnait dès que sa route s'éloignait un peu trop de celle de Kut Masta Kurt. Sauf que ces derniers temps, on ne reconnaissait même plus notre Keith. Lymphatique, paresseux, recyclant des vieilles formules sans entrain : l'alerte était suffisamment sérieuse pour qu'on s'inquiète du devenir de ce bon vieux docteur Dooom. La perspective d'une union annoncée avec TomC3 sous l'étendard Project Polaroid semblait bel et bien la seule source de lumière (noire) à même d'éclairer un peu ce décor morose.
Car, sur le criminellement sous-exposé "Dopestyle 1231", TomC3 nous avait agréablement surpris en construisant un opus aux productions lourdes, chargées et sombres, sans réel équivalent dans le paysage rap contemporain. Typiquement ce qu'il fallait à Keith pour retrouver un peu de sa fougue d'antan. Pour cette alliance, Tom, malin, travaille dans la continuité de sa collaboration avec Dopestyle tout en diversifiant sa palette.
"This is for the people with real furs […] coming down to the ankles". Dans l'ensemble, le résultat est à ranger parmi les meilleures productions sur lesquelles Keith ait eu la chance de poser cette dernière décennie. Des rythmiques intenses, des basses épaisses et pressantes, des scratches gourmands, des touches de funk sale… En mêlant le tout à des samples rétro d'un autre âge et à des fragments de dialogues surréalistes, Tommy Clearless III jongle entre le clair et l'obscur avec délectation.
Chemin faisant, il met sur pied des instrus alambiquées qui s'écoutent comme la bande-son d'une multitudes de films en Panavision.
"Project Polaroid… Everything is full-blast android". Ici, des progressions de violons obsédantes et un clavier cosmique nous plongent en pleine science-fiction ('Space 8000'). Là, des cuivres rugissants donnent de faux airs de péplum à 'Talk to the Romans'. Ailleurs, les vocalises angéliques de 'Rhyme That Quit' évoquent les plaines désertiques du Far-West américain tandis que 'Uphill… Strange' réunit tous les éléments sonore distinctifs d'une série B angoissante. Autant dire que Tom n'a pas fait dans la demi-mesure et rend une copie soignée (à deux ou trois exceptions près).
Du coup, histoire de faire honneur a son travail, il a demandé à Keith d'enfiler son costume de superman extravagant et de roi du non-sens pour illustrer vocalement ces décors changeants ; le conseillant vivement de laisser au vestiaire la rancœur et les insultes qu'il garde toujours au chaud pour ses homologues.
"The sea-shark analyst with Stan Smiths and rugby shorts on the job". On retrouve donc ces spoken-words délicieusement hors-sujet, ces récits sans queue ni tête (du moins en apparence), ce namedropping affûté, ces dédicaces incongrues, ces égotrips volontairement outranciers, ce goût revendiqué pour la démesure…
"Before the wheels was invented / The first guy to create electrical power / Y'all was in the boy scout camp, with an oil lamp". On retrouve aussi ces comptes-rendus de soirées fantasmées avec tout le gratin de la Maison Blanche et d'Hollywood. Tous les points forts du Keith qu'on aime sont donc réunis. Du moins sur le papier.
En effet, si pour une fois Keith n'est pas trahi par les productions, sa propension à en faire le moins possible et à rester sur ses acquis n'est pas loin de torpiller son embarcation. Certes Keith est un cran au-dessus de sa prestation désastreuse sur "Nogatco Rd." mais il n'en semble pas moins bien loin de ses plus belles années (et plus vraiment en avance sur son temps). Force est de constater que ses rimes ont de plus en plus de mal à voyager au rythme de son esprit foisonnant. Souvent son phrasé se fait mollasson, bloqué sur les premiers rapports sans pouvoir passer la surmultipliée. Assurant le service minimum, il se contente de parler off-beat la majorité du temps, n'enclenchant son rap qu'à de rares occasions. Cette nonchalance énerve forcément quand on connaît le client et Keith a beau avoir du style (même quand il parle), certains titres sonnent immanquablement comme des introductions à rallonge, des annonces jamais suivis d'effet, des bombes à retardement qui ne sont jamais déclenchées… Dans ces conditions, même les retrouvailles avec Motion Man et la rencontre avec Prince Po peinent à trouver leur rythme.
Alors forcément, on est un peu déçu, et même énervé. Pour une fois qu'il avait trouvé en TomC3 un producteur capable de lui faire retrouver ces sommets qu'il visite de plus en plus rarement, Keith ne lui rend pas justice, en livrant une performance pantouflarde indigne de son standing. Pour autant, malgré ses défauts et malgré ce que laissent entendre ces dernières lignes, "Project Polaroid" constitue sûrement le projet le plus convaincant de Black Elvis depuis sa dernière entrevue avec KutMasta Kurt. A défaut de répondre totalement aux attentes, il contient en effet suffisamment de profondeur sonore et de punchlines bien senties pour qu'on s'y attarde un peu. En tout cas, ne serait-ce que pour la qualité de ses beats et pour les quelques coups d'éclat où Kool Keith sort de sa léthargie, "Project Polaroid" mérite bien plus d'attention que les prétendues suites des aventures de Dr. Octagon qui ont investi les bacs pour l'été.
Cobalt Juillet 2006