Soyons honnêtes. Voilà déjà quelques temps qu'on n'attend plus vraiment grand chose en provenance des rangs de Hieroglyphics. Depuis 2001 et le superbe "Ascension" de Pep Love, chacun des nouveaux disques ornés du troisième œil californien a été l'occasion de regretter la grande époque des premiers Souls of Mischief, Del, Casual et consorts. Pire, la sortie de quelques archives dorées n'a fait que rendre encore plus visible l'écart qui se creusait entre le marasme actuel et le passé glorieux de l'historique collectif de la Bay Area. Pourtant, l'an passé, quelques signes de rémission sont venus mettre le désordre dans nos certitudes… Plutôt bien achalandé, le "Triangulation Station" d'un Opio revigoré nous avait signifié que les SOM ne comptaient pas laisser les choses se déliter sans rien faire.
Pour autant, les indicateurs n'étaient pas franchement au vert pour le quatuor et n'invitaient pas à un optimisme inconsidéré, compte tenu du manque d'inspiration souvent affiché par A-Plus et Phesto ces derniers temps. Surtout qu'avec au compteur une insignifiante mixtape et un "Power Movement" qu'on préférerait oublier, la carrière solo de Tajai n'avait pas eu non plus grand chose d'excitant à nous proposer depuis le trop bref et sous-estimé "Projecto: 2501". Celui qui était à la belle époque de "93 'Till Infinity" la tête d'affiche des Souls of Mischief s'était même (comme nombre de ses associés) trop souvent embourbé dans des productions tour à tour pantouflardes ou franchement ratées. Pourtant, Tajai avait une botte secrète: un producteur de Philadelphie discret et plutôt anonyme (malgré une discographie sans tâche) du nom de SupremeEx. Fin stratège, Tajai choisit cette période de flou artistique pour dévoiler son jeu et recruter à nouveau l'homme qui se cachait déjà derrière les productions aventureuses et futuristes du "Projecto: 2501" pour la confection d'un concept album ambitieux marchant plus ou moins sur les traces de son prédécesseur...
"A thousand years have passed and now once more the world must undergo a time of testing. Now it must be healed or pass forever into the rule of evil". Le décor est rapidement installé et ravira les adeptes de contes métaphoriques (et de Jimmy Guieu) : sur une terre fantasmée, les dieux ont décidé de tromper l'ennui en venant bouleverser la vie tranquille des humains et les plonger dans les ténèbres… desquelles un messie doit, selon la prophétie, venir les délivrer. Avec beaucoup de conviction, Tajai se fait le vecteur de ce creuset d'idées en endossant le rôle de narrateur de ce scénario inattendu. Tout en collant de près à son sujet, il profite de cette fable pour philosopher sur le sens de la vie, s'interroger sur l'apport de la technologie dans nos vies et appeler ses compatriotes à ouvrir les yeux et à innover.
"Spoon-fed meaningless facts until we're fat and dead beings having things, never having been […] Give it a try before you die / There is a whole world outside!" Menant par l'exemple, Tajai ne se contente pas de rapper dans les clous et tente plus de choses qu'à l'accoutumée. A l'entendre dérouler les mots comme autant d'images en provenance des quatre coins de l'Univers, on oublie vite l'image un peu terne laissée par "Power Movement"… Dans une forme olympique, il ne rappe de manière familière qu'en de rares occasions, préférant alterner à sa guise les spoken words ou les acrobaties linguales et transformer sa voix profonde pour incarner les différents protagonistes de son récit.
"Lungs elastic, tongues relaxing".
Et Tajai sait aussi prendre du recul quand il le faut pour nous laisser apprécier les compositions alambiquées d'un SupremeEx bien décidé à marquer les esprits. Sur la première moitié de l'album, à l'aide d'extraits de films de science-fiction bien placés, l'auteur de "Destructor" construit un ensemble musical d'une cohérence impressionnante qui culmine lors d'une 'Cleanup March' obsédante. Dès 'Prelude' avec ses laser guns vrombissants et sa nappe de synthé mystérieuse aux couleurs de l'Egypte ancienne, il nous hypnotise avant de se lancer dans une vraie démonstration. Le rythme s'accélère, des claviers galactiques prennent le dessus, puis un vibraphone intrigant s'invite à la fête… Et nous voilà embarqué dans un voyage sonore d'un genre particulier, parfois agité, parfois intrigant mais jamais rasant. Au fil des pistes, SupremeEx affiche un penchant certain pour les rythmiques survoltées (parfumées drum & bass), les atmosphères nébuleuses et les instrus à tiroir. Après des écoutes répétées, l'auditeur attentif découvrira ainsi que chacun des quatre premiers morceaux se nourrit du précédent, en empruntant un élément pour mieux le détourner et créer un sentiment de continuité et interconnecter les différents temps de l'histoire.
A l'image de cette mise en bouche mémorable, "Nuntype" trouve un bel équilibre entre prises de risques et recettes éprouvées, entre imagination débridée et réflexions personnelles… Si on constatera quelques baisses de régime compréhensibles en milieu de parcours (le brouillon 'Baboo Birth' ou un 'Meaning' dépareillé), rien ne vient vraiment entraver le bon déroulement des choses et la réalisation de la prophétie de l'oracle… Larsen de guitare, basse enveloppante, combinaison de percussions bien senties: les thèmes musicaux gagnent en intensité au fil des mesures et se fondent les uns dans les autres sans heurt pour construire un ensemble complexe, mouvant, mais toujours accrocheur où les nombreuses plages instrumentales s'imposent tout autant que les titres rappés comme des éléments indispensables à la mise en scène de "Nuntype".
Alors, forcément, le temps passe vite. Et c'est plutôt un bon signe, preuve que l'association entre Tajai et SupremeEx porte à nouveau ses fruits. Sans aller jusqu'à comparer "Nuntype" au "Deltron 3030" de Del, ce nouvel opus audacieux, original et cohérent montre que les albums concepts réussissent diablement bien aux Hieroglyphics.
"What's out there is out there! It's outlandish but more than often outstanding!". Après quelques égarements ces dernières années, Tajai a mis tous les atouts de son côté pour ce retour au premier plan et réussit son pari. En allant de l'avant et se remettant en question, il signe là un nouveau chapitre inattendu et attachant dans le grand livre de l'empire Hiero.
Cobalt Février 2006