Rajbot? Un nom qui ne vous dit sûrement rien. En même temps, à défaut d'avoir bien lu en détail les crédits de l'album de Penny ou d'avoir eu l'occasion de télécharger le premier essai solo quasi-professionnel de Raj "The Picnic" via son site web, les occasions de le voir apparaître sur un projet distribué à plus de 300 exemplaires n'ont pas été légion. Surtout que sa ville d'accueil Reno, Nevada, n'est pas vraiment sous les projecteurs des média rap. Cet isolement géographique et tous les obstacles de l'indépendance n'ont pourtant pas empêché Rajbot de poursuivre son petit bonhomme de chemin depuis 5 ans en faisant avec les moyens du bord. "It's the steady, quiet plotting ones who win in the life-long run". Alors, après un split-7" avec Aamir (des Escape Artists), il continue l'année en nous livrant son premier LP bénéficiant d'un pressage professionnel. Soutenu par le label Spacement Records (principalement porté d'habitude sur les mouvements punk et métal), il en profite pour lâcher la bride et présenter de nouvelles facettes de sa personnalité.

Comme le revendique fièrement Rajbot dès l'introduction, 'I headache you!' Et à n'en pas douter, Raj mettra les oreilles sensibles et les esprits étroits à rude épreuve. Peu soucieux du qu'en dira-t-on, notre énergumène fait comme bon lui semble et part dans tous les sens. Du coup, ses instrus protéiformes ressemblent souvent à des édifices en permanente reconstruction, évoluant au gré des envies de leur auteur, changeant de direction selon le bon vouloir de batteries en pleine effervescence et friandes de breaks. Bruit de fond, claviers toussotants, guitares électriques tout en reverb, bribes de discours étranges, cordes pincées et modulations fréquentielles viennent donc se mêler sans prévenir à des sonorités plus classiques et à une large palette de percussions (la marque de fabrique de Raj). Minimalistes mais touffues, les productions de Rajbot sortent du rang. "Music and mayhem become one in an orchestrated ballet".

Mais derrière l'impression de grand bazar laissée par certains titres, une étude attentive révèle rapidement qu'il y a bien une méthode dans la folie, une logique dans le chaos apparent… Pour preuve, ces petits détails croustillants et ces collages de sons bien arrangés qui ne laissent pas l'ombre d'un doute sur le caractère prémédité des agissements de Rajbotannical. Pour preuve encore, les progressions d'un '!ayurvedic Soap' qui installe implacablement la psychose avant de revenir à un calme troublant. Mélanges instables de grooves irrésistibles et de constructions bancales, ses constructions savent très bien où elles vont…. Le début de parcours en particulier, survitaminé, rempli d'énergie et de bonnes idées, contient d'ailleurs son pesant de killer beats aux mélodies imparables. La stratégie est payante car cette accroche réussie permet à Raj de mieux faire passer ses extravagances et une seconde moitié d'album beaucoup plus chaotique. Prenons 'Words Work Best When They Don't Mean Much' par exemple. Avec une basse hypnotisante, quelques notes de guitare, un soupçon de sitar et une batterie souple, Rajbot concocte un instru caméléon qui attaque dans le vif tout en se montrant aussi versatile que le phrasé un peu nasal de ce grand gamin.

Car la liberté de créer de Rajbot se retrouve sans surprise dans sa façon d'envisager le emceeing ou dans sa propension à dire tout ce qui lui passe par la tête. Pas de gimmick, pas de maniérisme. "I'm an idiot and I follow my heart". Alors si Raj rappe la plupart du temps d'un flow fluide et joueur, il peut se muer l'instant d'après en crooner ou nous livrer une confession tout en second degré ou bien encore se mettre à hurler sans retenue. Tout dépend de l'humeur de cet autoproclamé "broke outspoken socialist vegan emcee". Pourtant, ces troubles de la personnalité n'empêchent pas Raj de livrer à l'occasion quelques réflexions sarcastiques bien senties sur le formatage ambiant, le manque de savoir-vivre de ses concitoyens, la vacuité de la révolte des enfants gâtés qu'il a côtoyé toute sa jeunesse ou l'inutilité de ces emcees qui ne cessent de recycler à l'infini les formules de leurs prédécesseurs pour tenter de camoufler leur cruel manque d'idées…

Un brin misanthrope, Rajbot connaît cependant tout aussi bien l'autodérision. Elève distrait mais pas sourd des préceptes de l'association libre, il prend aussi un malin plaisir à truffer ses textes de références ésotériques et d'un vocabulaire lettré. "Nerd edge represent". Patchwork de remarques inattendues, de métaphores surprenantes, de confessions enfantines et autres images vocales colorées, son approche lyricale apparaît sous sa forme la plus aboutie sur la guitare mélancolique d'un 'Anathema Jones' qui le voit passer au verre grossissant (mais sans se départir de son humour) l'obsession sécuritaire qui poussent chaque jour plus d'Américains à s'enfermer dans une bulle d'hyperanxiété et à vivre dans la peur… "Buying a helmet doesn't mean that you've gotten any safer".

Heureusement pour nous, Rajbot préfère vivre dans l'instant et prendre des risques. Et pour tous ceux qui préfèrent le vélo à la voiture et aiment emprunter des chemins de traverse, "Modern Complaints" est une alternative bienvenue aux sentiers un peu trop balisés (quoiqu'on en dise) de l'underground actuel. Rajbot refuse de faire comme les autres, arrange tout à sa sauce et jongle avec les extrêmes… Rien que pour ça, il mérite un peu d'attention de votre part. Bien entendu, il y a à boire et à manger sur ce nouvel album éclectique et volontairement fourre-tout. Parfois, on se demande même où Raj veut en venir. Mais si l'abondance d'idées entraîne un manque de cohérence évident et que sa formule peut encore être peaufinée sur de nombreux points, "Modern Complaints" n'en reste pas moins un opus personnel, insaisissable, original et attachant qui ne laisse pas indifférent. C'est déjà beaucoup. "Life's too short to not create and make your mark".

Cobalt
Novembre 2005