On n'en finissait plus de l'espérer, de l'attendre, de le rêver… A un moment, on croyait même ne jamais le voir dans les bacs, victime d'un piratage massif qui a failli lui coûter cher. A peine entamée, la collaboration entre Madlib et MF Doom s'était en effet retrouvée sur le net suite à des fuites impromptues. Dès le début 2003, on pouvait ainsi trouver sur la toile une longue démo réunissant les prémices de ce qu'allait être "Madvillainy". Heureusement, même si le piratage a compromis et retardé la sortie de "Madvillainy", MF Doom et Madlib ont tenu bon… Au lieu de se décourager, après un petit break pour s'occuper de leurs opus solos, les 2 collègues se sont consacrés à ce side-project avec encore plus de détermination. Enfermés dans le Bomb Shelter de Madlib, ils ont remis l'ouvrage sur le métier pour compléter leurs ébauches, confectionner de nouveaux titres et faire en sorte de répondre aux attentes gigantesques suscitées par les quelques titres qui avaient filtré. Madlib aux manettes, Doom au micro et, quelques tonnes de weed plus tard, voilà enfin "Madvillainy". Madvillain, c'est l'alliance improbable entre deux figures majeures du hip-hop actuel qu'on ne s'attendait pas vraiment à retrouver côte à côte. Si ces emcees/producteurs aux discographies impressionnantes ont tous les 2 prouvé qu'ils étaient des artistes talentueux et prolifiques, on ne voyait pas franchement, en dehors de leur penchant pour les alias, ce qui pouvait bien les réunir (surtout compte tenu de leur éloignement géographique). C'était sous estimer leur passion commune pour la musique… et leur goût pour les blunts et la boisson. Selon les dires d'un spécialiste échantillonné sur 'America's Most Blunted',
"it's a known fact that grass increases creativity from 8 to 11 times" . A écouter "Madvillainy", on aurait tendance à le croire tant l'alchimie entre les 2 artistes opère.
Prenez Madlib par exemple. Ces derniers temps, on commençait à douter un peu de lui. Quelques productions paresseuses, une inconstance rageante, la déception d'une association avec Jay Dee qui n'a pas tenu ses promesses, des side-projects instrumentaux manquant objectivement d'audace et de maîtrise (à l'image de "Shades Of Blue") : il n'en fallait pas plus pour qu'on se demande si Madlib retrouverait un jour l'intensité de "Soundpieces : Da Antidote" et le génie de "The Unseen". Et bien, "Madvillainy" fait plus que nous rassurer quant à l'état de santé du leader de Lootpack. Il impressionne même. Produisant l'intégralité de l'album (en dehors de l'introduction et des interludes vocaux confiés à Doom), Madlib semble dans un état second. Mettant de côté ses velléités d'instrumentiste jazz, il opte pour un son plus brut, plus aventureux, plus inédit… Sous l'influence combinée de son compère masqué et de bongs bien chargés, il laisse enfin libre cours à une créativité débridée. Allergique aux structures figées, "Madvillainy" part dans tous les sens, prend des risques, ouvre des dizaines de portes, explore plein de pistes sans jamais se poser bien longtemps. Du coup, l'ambiance de l'album est réellement unique : parfois chaleureuse, parfois froide, souvent étrange et brute, toujours vivante. Dépassant rarement la barre des trois minutes, les titres sont comme tiraillés entre des courants turbulents et s'enchaînent sans temps mort; parfois même sans prévenir. Si certains seront peut-être frustrés de la brièveté de certains moments extatiques, on ne peut en réalité que se réjouir de leur abondance. Il suffit d'écouter 'Great Day' ou 'Curls' pour s'en convaincre. Joyeux chaos sonore d'une minute trente à peine, 'Curls' semble changer de couleur à chaque mesure. Une guitare, un xylophone et un orgue rétro s'y font successivement de la concurrence, sur une batterie en retrait, tandis que la basse suit le moindre de leurs mouvements pour s'adapter aux contours fluctuants de ce titre emblématique. Pourtant, malgré la profusion d'idées, l'album parvient comme par magie à rester très cohérent et à ne jamais s'aventurer dans des impasses. Même les interludes et les intros sous acide de certaines plages (parsemés d'extraits de films et d'obscurs disques éducatifs) ajoutent du piment à l'album au lieu de le ralentir. En laissant à peine le temps à ses paysages sonores de s'installer, en choisissant des rythmiques variées qui semblent se construire sur place, Madlib déstabilise et fascine. Enchaînant les boucles surprenantes, brouillant les repères, variant les sources, il renouvelle intelligemment sa gamme de production et parvient à assembler un album constamment en mouvement et jamais ennuyeux. Audacieux et efficace à la fois, Madlib est indéniablement à son meilleur niveau… A notre grande surprise, on ne regrette même pas que Doom n'intervienne pas plus à la production. C'est dire que Madlib est inspiré. Imprévisibles, ses collages sonores échappent ici aux classifications, donnant une couleur étrange et unique aux aventures de Madvillain.
Du pain béni pour MF Doom. Après avoir orchestré son grand retour l'an passé, Doom laisse une fois de plus une empreinte indélébile sur le rap cuvée 2004. Plus percutant encore que sur "Vaudeville Villain" ou "Take Me To Your Leader", Doom délaisse un peu le storytelling et les grands concepts pour enfiler son plus beau costume de battle rapper entre egotrips et sujets terre-à-terre. On avait presque oublié que jamais l'egotrip n'est aussi passionnant et mémorable que lorsqu'un Doom alcoolisé en fait son terrain de jeu avec sa palette inégalée de métaphores et d'images décalées (
"They better off going to fly a kite in a fire fight during a tornado time with no coat"). Dès le départ, sur la rythmique squelettique, l'infrabasse souterraine et l'accordéon obsédant du magique 'Accordion', le metal faced villain se montre impérial. Pas de refrain ou de rengaine facile, pas d'acrobatie inutile, il suffit à Doom de poser son flow nonchalant sur le beat et de débiter avec conviction ses egotrips à la troisième personne pour qu'on soit envoûté et renversé par ses punchlines extraterrestres (
"Got more cheese than Doritos, Cheetos or Fritos"). Imperturbable, même sur les instrumentaux madlibiens les plus fantasques, Doom est dans son monde, enchaînant les allitérations et faisant sonner les mots comme personne. Qu'il se fasse séducteur le temps de 'Operation Lifesaver', se lance dans un récit fantaisiste de son enfance sur 'Curls', joue avec les sonorités par pur plaisir sur 'Rhinestone Cowboy' ou se montre plus sérieux en évoquant la perte des repères actuelles le temps de 'Strange Ways', il hypnotise… Avec lui, même les odes à la fumette s'avèrent captivantes. Comme celle qui prend forme lorsque Doom est rejoint par l'alter ego de Madlib, Quasimoto, sur le riff de guitare obsédant et la basse prenante du hitesque 'America's Most Blunted'. Lorsque, pris de schizophrénie sur 'Fancy Clown', Doom revêt les habits d'un Viktor Vaughn trompé par sa dulcinée et bien décidé à faire payer l'impudent qui a osé la toucher et qui s'avère être… Doom lui-même (vous avez suivis?), c'est le coup de grâce. Encore plus à l'aise que sur les instrumentaux des beatmakers de Sound-Ink, Doom rayonne; aussi bien sur le minimalisme magnétique de 'Figaro' que sur la guitare accéléré de 'Raid' ou le foisonnement de samples du grandiose 'All Caps'. Seul au micro pendant quasiment tout l'album, il confirme que plus de 15 ans après ses débuts discographiques, il est toujours un artiste aussi indispensable. A côté de ça, les interventions occasionnelles des stars de Stones Throw (Wildchild et Medaphoar) relèvent de l'anecdote et celle de Stacey Epps de l'affront… Mais on ne s'en formalisera pas. On se réjouira plutôt de voir Lord Quas prendre le mic le temps de 2 titres. Surtout qu'avec son clavier frénétique et sa flûte crépusculaire, le solo quasi-philosophique de Quasimoto 'Shades of Tomorrow' invoque le fantôme de Sun Ra et rappelle les meilleurs moments de "The Unseen".
Du coup, il serait bien difficile et injuste de ne pas être dithyrambique à propos de "Madvillainy". En effet, même s'il n'atteint pas les sommets solos de "The Unseen" ou "Operation: Doomsday", ce premier album de l'alliance Madvillain s'impose à tout point de vue comme un essai bouillonnant et incontournable. Révélant des surprises à chaque écoute, cet opus intense, brûlant et surprenant est définitivement à la hauteur de nos attentes. Unissant leurs forces pour créer une nouvelle entité à la puissance dévastatrice et à l'identité propre plutôt que de se reposer sur leurs lauriers, Madlib et MF Doom marquent encore des points et frappent en plein cœur. Doom l'a bien compris lorsqu'il lâche:
"Play it in your stereo, your crew'll go apeshit".
L'effet est garanti. 3 mots pour résumer "Madvillainy" ? Brillant. Exceptionnel. Indispensable.
Cobalt Avril 2004