Qui pourra l'arrêter? Depuis ses fiefs de Winnipeg et Vancouver, sans esbroufe, mcenroe enchaîne les albums avec classe, comme autant de preuves irréfutables de son statut à part dans le paysage rapologique moderne. Beatmaker de haut vol capable de produire au bas mot 3 albums par an sans baisse de régime et sans tourner en rond, emcee inclassable, mcenroe ne fait définitivement pas les choses comme les autres. A peine 3 mois après un superbe album commun "Nothing Is Cool" avec l'"alleged legend" Birdapres, il revient déjà dans les bacs en s'associant pour l'occasion à son ami de vingt ans (ou presque) Pip Skid. Désireux de développer un peu plus profondément certains points de leurs 2 derniers essais solos respectifs et de faire durer le plaisir en proposant au passage quelques inédits volontairement hors-sujets, Roddy Rod et Wicked Nut nous ont donc concocté un double EP bien rempli. Un format original, histoire de changer les habitudes tout en travaillant dans la continuité.
Continuité, perfectionnisme et respect de la tradition maison restent bien les maîtres mots du tôlier de Peanuts & Corn.
"I'm not new school", clame d'ailleurs mcenroe à qui veut l'entendre. Histoire de ne pas tourner en rond, l'artisan de la production sort pourtant de sa musette quelques boucles plus accrocheuses et voyantes qu'à l'accoutumée: petites voix pitchées addictives, violons slaves, rumba légère ou accordéons sous amphétamine… Pas de révolution pour autant. Orfèvre du détail, mcenroe continue de peaufiner sans fanfaronner sa maîtrise décennale de la production. Il reste à ce titre un apôtre de la simplicité. Mais si mcenroe aime ne pas trop charger la mule, ce n'est jamais au détriment de la qualité musicale, au contraire. Boucles bien trouvées, changements d'ambiance en douceur, arrangements classieux, subtiles ruptures, l'auteur de "disenfranchised" n'a rien perdu de son savoir-faire. Dans le genre, 'For Service In English, Press 2' est l'une des toutes meilleures livraisons du jeune trentenaire. Guitares acoustiques entremêlées, voix de soprano fantomatique, congas et autres bandonéons mélancoliques donnent à cette diatribe contre l'impérialisme Bushien des allures de soap opéra dépressif tout simplement irrésistibles.
Voisin et ennemi intime de la toute-puissante Amérique, mcenroe remet pourtant les médisants à leur place:
"This ain't conscious rap / It's rap with a conscience". Et il le prouve, avec l'aide de Pip Skid. Avec humour, mcenroe se met dans la peau d'un spéculateur sans état d'âme pour mieux dénoncer en vrac les dysfonctionnements du libéralisme et le règne sans partage du financier, de la corruption et de l'hypocrisie (sur le parodique 'Big Box' et ses cordes pincées malicieuses).
"If you're a shareholder, then everything is fine / But if you work for us, you're walking on a thin line". Plus loin, le leader de Farm Fresh crache son mépris pour la superficialité ambiante ou les jugements journalistiques à l'emporte-pièce.
"Don't label me emo / 'Cause I'm more the opposite / Rarely sympathetic […] If you ever met the Break Bread crew, I'm the least friendly". Le ton est caustique, la formule bien rodée, l'efficacité n'est plus à prouver… et on ne trouvera pas grand chose à y redire (si ce n'est que certains beats manquent un peu de relief). Surtout quand mcenroe rappelle à ceux qui l'auraient oublié et qui se pâment sur les blousons pourpres de Cam'ron et consorts que le style vestimentaire n'a jamais fait le rappeur:
"I don't really need the world to know that I'm a rapper [...] I rock third world jeans and a P&C tee that I got for free". La classe.
Comme aux premières heures de Farm Fresh, le caractère plus extraverti et le flow désarticulé constituent le parfait complément de la discrétion et de la mentalité old school de mcenroe. Et si la chevelure et la pilosité de Pip Skid n'ont fait que rétrécir depuis "Let's Just Call You Quits", son champ d'action est allé grandissant. Si l'on omet l'embarrassante parodie 'Barry The Hatchet' (seule faute de goût dérangeante de ce double EP), Pippi B. Skid The Stain Remover fait même plus que tenir la comparaison avec son producteur de chevet. Ayant pris son envol avec un "Funny Farm" de bonne facture, Pip continue ainsi à remuer le couteau dans ses plaies, un sourire (acide) aux lèvres.
"I stopped looking in the mirror / Man, it's just depressing". S'interrogeant sur son besoin de transformer chaque morceau en une nouvelle page de son journal intime (le nocturne 'Identity Crisis'), il n'en continue pas moins de fouiller dans les tréfonds de son âme. Tout en évitant intelligemment de tomber dans le pathos ou dans les lamentations faciles. 'My 1 Mom', hommage niais et convenu à la femme préférée de tous les rappers? Que nenni! Sur un fond de basse fretless enveloppant, Pip transforme en effet ce passage obligé en un réquisitoire à l'encontre de ce père, violent, infidèle et ingrat qui a laissé sa mère l'élever seule… A fleur de peau, il joue sur la dualité de son personnage tout en gardant intacts l'honnêteté et le ton personnel qui faisaient déjà la force de ses dernières sorties. Et de la majorité du catalogue Peanuts & Corn, à vrai dire.
Car, vous l'aurez compris, la "formule" P&C ne connaît pas ici de modification majeure. Un choix revendiqué par Rod:
"When I drop another album, it's original, not the same / But it's not a revolution, so crawl back from the rock you came". mcenroe entretient donc soigneusement son image de grognon misanthrope tandis que Pip Skid poursuit son introspection, parfois à la limite de la psychanalyse. On ne change pas une équipe qui gagne. Alors, avouons-le: ce double EP n'est sûrement pas le projet le plus abouti ou le plus essentiel des 2 bonhommes. N'empêche qu'il contient largement assez de bons moments et de bonnes idées pour satisfaire tous les adeptes de la maison P&C.
"Tight flow, ill lyrics / Might not blow up but the true fans hear it". Tout est dit. Avis aux amateurs. Alors que Pip et mcenroe viennent tout juste de retrouver Hunnicutt pour un nouvel épisode très réussi de Farm Fresh "Time Is Running Out", il serait dommage de rater une étape.
Cobalt Avril 2005