1er Postulat: Akuma est un peu le U-God des Shapeshifters. L'underachiever dont la carrière solo n'intéresse personne (Qui se rappelle encore de "Eye In The Sky"?). L'irrégularité personnifiée. Le genre de emcee capable de clouer le bec à toute la concurrence l'espace d'un couplet en forme de coup de génie, puis de retomber dans l'anonymat pendant des mois en enfilant les rimes sans vie et sans âme. Le prototype du rappeur à la motivation fluctuante et pas toujours très regardant sur le contenu de ses rimes. 2nd postulat: pour Factor, c'est un peu la même. Mais du côté de la production. Le genre de gars capable de faire un album avec Kirby Dominant ("One Way Ticket") et de réunir sur ses projets Awol One, soso, Eligh ou toute la clique Peanuts & Corn sans pour autant en tirer de l'or ou susciter l'enthousiasme général. A chaque fois, il y a de bonnes choses, de petites mélodies addictives qui s'immiscent dans la tête, de franches réussites… mais aussi un trop-plein de compositions sans relief, creuses, tout juste fonctionnelles, qui empêchent systématiquement les affiches de tenir leurs promesses.
Il fallait réagir. Du coup, depuis quelques temps, les choses ont commencé à évoluer dans la bonne direction, le bon a progressivement pris le pas sur le médiocre chez Side Road Records. Et après un nombre abyssal d'opus solos et de collaborations, le producteur canadien a visiblement décidé de passer la seconde en 2005. Le calendrier a été chargé. Deux compilations, un album avec Nolto, un autre avec Ira Lee, le second volume des aventures de Candy's 22 ("Livin' La Vida Boo Hoo", moins mémorable que son prédécesseur soit dit en passant) et pour clôturer les comptes, cet album avec Akuma "Dawn of a New Era". Alors, est-ce vraiment une nouvelle ère qui s'ouvre pour le beatmaker de Saskatoon et son compère d'un jour?
A nouveau, Factor n'étonne pas particulièrement. Ses productions sont léchées, techniquement irréprochables, mais manquent de cette touche d'originalité qui fait la différence. Comme toujours, Factor a la fâcheuse tendance de se reposer à outrance sur la seule qualité de ses boucles, les laissant tourner dans le vide sans réellement les enrichir ou truffer leur parcours de surprises… Pourtant, cette fois-ci, ça fait mouche (en tout cas plus qu'à l'accoutumée) et une personnalité se dessine. Son savoir-faire pour créer des ambiances parlantes sans trop en faire et pour confectionner des instrumentaux bien équilibrés au diapason des textes est plus évident que jamais. Tour à tour enjoués ou mélancoliques, mais le plus souvent mystérieux, ses beats utilisent à bon escient des ingrédients simples mais bien choisis: guitares acoustiques omniprésentes, rythmiques solides, pianos sombres, cordes pincées obsédantes… Et les mélodies qui sortent de la MPC de Factor s'incrustent dans un coin de la tête sans crier gare, comme l'harmonica glacial d'un 'Voices in my Head' qui fait frissonner longtemps après la fin des hallucinations d'Akuma.
Pour sa part, comme souvent, Akuma se repose beaucoup sur sa grosse voix imposante et oublie parfois d'injecter de l'adrénaline dans ses rimes. Comme souvent, il se fend de textes à thèmes qui n'évitent pas toujours la maladresse (sa déclaration d'amour sirupeuse 'Never Let You Go' a le parfum naïf des poèmes de collégien en fleur). N'empêche que la sauce du Chainsmoker prend bien au contact des productions de Factor. Professions de foi, leçons de vie, récit nostalgique des débuts des Shifters, egotrips bon enfant, appels à l'union pour détruire la matrice et contrer les manipulations des hommes de l'ombre, récit d'invasion extraterrestre en forme de "Guerre des Mondes"… Tout passe sans heurt (même si le dernier tiers de l'album est clairement moins convaincant).
Il faut dire qu'Akuma a eu l'intelligence de s'attirer les services d'un panel d'invités qui amène un piment bienvenu au parcours de l'album. Entre le plaisir de retrouver Radio au top de sa forme après quelques mois de silence radio (désolé) et les apparitions habitées d'un Doc Lewd (back in business) ou d'un Xololanxinxo, les featurings sont parfaitement dosés et s'insèrent sans mal dans l'univers d'Akuma. Tant et si bien que c'est le vibrant Die Young qui signe peut-être le passage le plus marquant de "Dawn of a New Era". Sur le clavier triste de 'No Regret', il endosse à nouveau ce costume d'écorché vif au bord du gouffre qui lui va comme un gant:
"Fate has struck down, destined for the call / I'm here holding a penny trying to scratch these numbers off / Trying to find out what this ticket holds / Will give me what I've been wanting or mislead me once more? […] I want this ticket to give me answers / Even if they're wrong or if they're right".
Un constat s'impose d'ailleurs rapidement: comme Die, Akuma se montre plus à son aise sur les compositions intimistes où son timbre de voix et sa retenue rayonnent. Ce qui tombe plutôt bien vu le style de composition affectionnée par Factor. Lorsqu'Akuma évoque ses tendances schizophréniques ou les cauchemars récurrents qui le harcèlent chaque soir, l'atmosphère étrange et hypnotique qu'il installe est bien plus personnelle (et donc marquante) que les couplets didactiques ou les posse cuts convenus qui jalonnent le LP à intervalles réguliers.
"Battling these fears I've created in my mind". Ses errances et ses réflexions sur la mort et les angoisses irraisonnées que son évocation suscite en nous sont sans l'ombre d'un doute ce qu'on retiendra de ce nouveau projet bien plus abouti que "Eye In The Sky".
A l'instar du "Frequency Response" de son compère LifeRexall, le "Dawn of a New Era" d'Akuma déteint clairement du reste de la discographie Shapeshifters par son côté académique et sa facture classique. Rares sont les disques portant le blason du collectif californien où fleurissent les scratches de Gangstarr ou Public Enemy. Il n'en reste pas moins que le fruit de cette collaboration internationale imprévue constitue (malgré ses quelques maladresses) une des livraisons les plus variées et concluantes des Shifters ces derniers mois. Il est sûrement un peu tôt pour parler d'une nouvelle ère, mais Akuma et Factor sont sur la bonne voie.
"New awareness has arrived". Sur une trame connue, ils signent ainsi avec "Dawn of a New Era" un bon album de rap qui vise souvent juste. A défaut de plus, c'est déjà pas mal.
Cobalt Décembre 2005