C'était il y a bientôt 6 ans. Une éternité. A l'époque, Peanuts & Corn était un petit label canadien parmi beaucoup d'autres qui essayait de se faire un nom en se centrant sur un esprit de famille et un sens de l'artisanat hors du temps. Repéré par quelques webzines à l'oreille fine avec "the ethics" de mcenroe et le premier opus de Fermented Reptile, P&C déposait dans les bacs "School Day 2, Garbage Day 4" en ce mois de septembre 2000. Ce faisant, John Smith et mcenroe (bien aidé aux platines par DJ Hunnicutt) inscrivaient pour de bon dans les esprits le hip-hop raffiné et malin qui allait devenir le signe distinctif du crew Break Bread et de ses affiliés. Depuis, le duo a pris du galon et a sacrément étoffé son CV entre projets solos acclamés et aventures collectives réussies.
Mais au moment de remettre le travail sur l'ouvrage et de s'attaquer à leurs retrouvailles (même s'ils ne se sont jamais vraiment quittés), Smitty et Roddy ont eu l'idée (bienvenue) d'intégrer à leur formation l'énergique Yy, dont le flow élastique a déjà fait ses preuves sur son "Hold The Fort Down". Un bon moyen d'éviter de tourner en rond et d'apporter un peu de sang neuf, tant il faut dire que le jeune barbu prend bien le relais de ses parrains, leur volant même souvent la vedette.
"Our work ethic is solid gold / Believe it! / You don't put this much time into something and just leave it! / It's like breathing, once you're initiated / You turn your back on the craft, you get asphyxiated". Toujours aussi attachés à leur art et passionnés par cette musique qui leur tient à cœur, les trois compères de Winnipeg n'ont cependant rien perdu de leur goût pour la critique (comme le démontre le nébuleux 'Overrated'). La vacuité des médias, l'uniformisation des pensées, l'obsession des possessions matérielles et la banalisation de la chirurgie esthétique sont cette fois-ci sur le banc des accusés de cette civilisation qui voudrait faire passer la célébrité pour une vertu. Du coup, les fidèles de la maison ne seront pas déstabilisés et seront contents de retrouver la verve légendaire de ces cols bleus farouchement indépendants.
A la lecture de ces quelques lignes, n'allez pas croire pour autant qu'aucune habitude n'est bousculée. Les temps changent. Ainsi, si on retrouve par endroit les atmosphères matinales et économes distinctives du son Peanuts & Corn (le mélancolique 'By My Lonesome' et ses mouvements subtils), "Craftsmen" attaque plus volontiers dans le vif, à l'image des derniers projets porteurs du sceau du label domicilié à Vancouver. Si l'on compare à l'ère "disenfranchised", les ingrédients n'ont pas fondamentalement changé (même si les synthés se font plus présents) mais les rythmiques se font plus compactes, les collages de samples plus abruptes, les décors plus oppressants, les arrangements moins délicats… Souvent, mcenroe s'accommode bien de ce changement de peau et frappe juste. Avec ses violons grandiloquents, son beat heurté et son infrabasse qui fait vibrer les murs, le petit guide de conduite à l'usage des aspirants emcees 'The Five Year Plan' ensorcelle. Idem pour le prenant 'Small Market Team' et sa flûte obsédante.
Pourtant, dans l'ensemble, quelque chose nous chiffonne. Forcément. A vrai dire, au départ, on est plutôt enthousiasmé par cette nouvelle sortie et par les premières écoutes. Mais rapidement, les défauts se font plus criants. Quelques productions très légères d'abord ('Eight Bars Each' et l'horripilant 'Bush League Psych-outs' au hasard). Puis cet agaçant sentiment de normalisation, cette impression d'avoir vu la mutation s'accomplir lentement sous nos yeux sans avoir pu influer sur le cours des choses. Loin des rappeurs ignorés de tous et voués à rester dans l'oubli que mcenroe et John Smith croyaient être, le duo (devenu trio) passe désormais une bonne partie de son temps à regarder dans le rétroviseur de sa carrière, à se féliciter et à taper sur la tête des méchants wacks. Des occupations louables dans l'absolu, mais qui font un peu tâche pour des emcees qui ont toujours revendiqué leur différence… Une chose est sûre, en tout cas : aux certitudes et à l'assurance affichées ici, on préférait les doutes, les remises en causes et les questionnements plein d'autodérision qui étaient le lot quotidien de Peanuts & Corn.
Il suffit de reposer brièvement "School Day 2, Garbage Day 4" pour constater le décalage et avoir un petit pincement au cœur. Qu'est-il arrivé au John Smith à l'humour tranchant et à l'esprit vif de "Blunderbus"? Est-ce bien le même homme que l'on entend ici aligner les lieux communs et les vulgarités? Où sont passées les couleurs automnales et la poésie nuancée des premières sorties du label? Pourquoi la subtilité a laissé la place à une attitude offensive et rentre-dedans qui ne sied pas vraiment au misanthrope mcenroe? Qu'est-il advenu aux lignes de contrebasse toutes en finesse et aux guitares douces qui étaient la marque de fabrique de l'artificier maison? Comment se fait-il qu'en dehors des leçons de vie de 'Short Pants, Long Sleeves' quasiment aucun titre ne touche vraiment au cœur? Quelque chose cloche vraiment. Comme pour le dernier Farm Fresh, la magie et l'honnêteté touchante des premiers jours ont laissé la place à un rap solide mais bien moins inspiré, un rap qui percute plus directement mais dont les effets s'estompent en un clin d'œil, un rap qui sert plus à payer les factures qu'à libérer l'esprit…
Dans l'absolu, "Craftsmen" est plutôt un bon disque. Peut-être même bien la meilleure sortie P&C depuis "Nothing Is Cool". Mais s'il contient comme il se doit son lot de rimes savoureuses et de productions de qualité, il manque cruellement d'originalité (un comble pour PLS) et confirme sans appel le verdict qu'on sentait se profiler tout au long de ces derniers mois : le meilleur de Peanuts & Corn semble bel et bien appartenir au passé. Espérons qu'en bon manager, Big Mac saura réagir et avoir la présence d'esprit d'accorder un peu de repos à ses troupes. Histoire qu'elles trouvent un second souffle.
Cobalt Janvier 2006